Dans l’épisode 3 saison 4 de la série culte Sex & The City, l’héroïne, Carrie Bradshaw, s’éprend de Ray King, patron de club et amateur de jazz averti. Tout naturellement, il propose de lui faire découvrir sa passion en l’amenant à un concert, qu’elle subit plus qu’elle n’écoute. La soirée bat son plein ; vient le temps du dernier verre… Arrivés chez lui, Ray délaisse Carrie, totalement absorbé par la partie instrumentale d’un titre, où des cuivres se heurtent pour un résultat quasiment inaudible.
Le jazz, quintessence d’un New-York enfumé et interlope, où les verres de bourbon s’entrechoquent autour d’un solo de contrebasse et des vocalises d’une diva mélancolique, tout amateur de musique connaît cette imagerie sur le bout des doigts. Mais, à y regarder de plus près, cet idéal n’en est pas vraiment un, en dehors des auditeurs avertis.
Pour une certaine frange du public, le jazz se résume à une musique d’ascenseur ou à un bruit de fond continu, sans compter celle.eux pour lesquels l’idée d’assister à un concert de jazz ramène à endurer une cacophonie incompréhensible (mais qu’est-ce que c’est, cette histoire de « cats » ?).
Si la musique jazz reste une école de rigueur, elle est, à ses origines, un creuset génial dont sont issus nombre de styles largement diffusés par la culture mainstream : soul, funk, rn’b, rock, pop, folk. Le jazz, loin de la patine élitiste qu’on lui imagine, fut d’abord et surtout le son des laissés-pour-compte.
Ainsi, écouter du jazz dans les années 1920 revenait à être affilié à la communauté afro-américaine. C’est depuis la Nouvelle-Orléans que les premières notes se font entendre, faisant des cuivres les premiers « front-instruments » du genre, le reste de l’orchestre s’appliquant à moduler et improviser autour du thème principal (le pionnier, Buddy Bolden). Après la Première Guerre Mondiale, le style essaime à Chicago, puis à New-York, poussé par la prohibition et l’expansion économique.
Musique instrumentale par excellence, elle doit beaucoup à de nombreuses voix qui n’ont eu de cesse de lui conférer une visibilité internationale, depuis les douloureuses work songs, en passant par les negro-spirituals, le blues, le gospel, le ragtime…jusqu’au jazz vocal qui alimente tous les plus grands festivals, désormais.
Alors le jazz, ennuyeux ou pas ?
La question se situerait plutôt dans les attentes que nous avons de la musique. Simple distraction, passion dévorante ? Tout dépend du style dont on parle mais, surtout, tout y est question d’ouverture.
Le jazz est le terrain de la technique, sévère, cadrée, à laquelle s’est confronté tout artiste souhaitant intégrer cet univers. Une technicité qui rappelle la musique classique, dont on accepte plus volontiers les rigueurs, du fait, peut-être, de ses thèmes musicaux récurrents, conférant une articulation claire à chaque titre.
En jazz, le thème, lui, est très vite dépassé, laissant place à une improvisation forgée à coups d’une écriture tumultueuse mais bien ancrée. « Ils font de la démesure la mesure de toute chose » écrit Alain Gerber, en décrivant ces musiciens qui, en un siècle, on su inventer une style musical, né tant des tourments de l’histoire que d’un bouillonnement culturel.
Le jazz est aussi histoire de température, d’ambiances. On y entre par filiation, affinités électives, coup de foudre total sans que l’appartenance à une élite soit requise. Histoire d’amour, de courage et de résilience, c’est aussi une grande aventure humaine, d’artistes issus des classes populaires, prêt.e.s à tous les sacrifices pour faire exister « leur » musique. Si le jazz a été une musique populaire, elle a bénéficié, à mesure de sa diffusion internationale, de l’intérêt grandissant des musiciens, jusqu’à nos jours, où une jeune génération, avide des codes du passé, dynamise le genre à coups d’hybridations subtiles (afrobeat, rap, soul, country…), à la manière de Seed Ensemble, Theo Croker ou encore Lakecia Benjamin.
Dès lors, on ne peut que vous inviter à écouter du jazz sans vous restreindre, en prenant le risque d’être surpris, en décalage, mais jamais indifférent. Il ne nécessite aucun prérequis, sinon de prendre le temps de l’exploration et du lâcher-prise.
Enfin, quelques suggestions, à picorer en toute simplicité :
* In The Castle Of My Skin, Sons Of Kemet
* Love Me, Ina Forsman
* Humanity, Theo Croker
* Afronaut (feat. XANA), Seed Ensemble
* Central Park West (feat. Jazzmeia Horn), Lakecia Benjamin